On entend beaucoup de choses confuses, voire inexactes, sur ce principe. Quelques éclaircissements apparaissent donc nécessaires.
On affirme d’abord qu’il s’agirait d’un principe venu des Etats-Unis. Il n’en est rien. L’égalité est, dans toutes les démocraties, un principe cardinal du droit. En France, le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat et la Cour de cassation veillent à son respect, par la loi, les textes réglementaires, les décisions individuelles ou encore par les contrats. Il s’agit de s’assurer que des personnes physiques ou morales se trouvant dans une situation similaire soient traitées de façon similaire. Les exceptions à ce principe sont rigoureusement encadrées. Ce principe s’applique dans tous les domaines, notamment économique, fiscal, social…Or le principe de neutralité est une des formes prise par le principe d’égalité. La laïcité en est un des plus beaux exemples.
On entendu aussi dire que ce principe serait nouveau et inconnu du secteur des communications. C’est aussi inexact. Dans le domaine des communications électroniques ou postales, ce principe est au contraire ancien et fondamental. L’opérateur qui transporte une correspondance privée (un pli, un mail…) doit être neutre par rapport à son contenu. Mais allant au-delà de la seule correspondance privée, l’article 1er de la loi du 30 septembre 1986 affirme la liberté de la communication au public en ligne : toute information destinée au public doit pouvoir être acheminée librement sur tous les réseaux, sous réserve d’exceptions, limitativement énumérées par la loi.Par ailleurs, le Conseil constitutionnel, par sa décision du 10 juin 2009, a donné une valeur constitutionnelle à la liberté de l’accès à internet, ceci compte tenu de l’importance jouée par internet, bien stratégique d’intérêt général, essentiel pour le bon fonctionnement de la société et de l’économie dans le monde contemporain.
Enfin, s’agissant des réseaux, l’article L32-1 du CPCE prévoit, quant à lui, que l’ARCEP doit veiller au respect du principe de neutralité, notamment à l’absence de discrimination, pour des circonstances analogues, dans les relations entre opérateurs de télécommunications et fournisseurs de services de communication au public en ligne (FSL), en ce qui concerne l’acheminement du trafic et l’accès à ces services.
C’est dans ce contexte que l’ARCEP, on le sait, a souhaité, dès 2009, déterminer quelle portée pratique donner à ce principe, notamment en ce qui concerne les relations existant entre les fournisseurs d’accès à internet (FAI) et les FSL. C’est à l’issue de nombreux débats, consultations et auditions, que, dans ses orientations de septembre 2010, puis dans son rapport au Gouvernement et au Parlement de 2012, ou encore dans ses diverses actions, au plan national ou européen, la position de l’ARCEP s’est précisée mais n’a pas varié. Elle peut être résumée de la façon suivante.

1. Si, dans le sens commun en tout cas, le principe de neutralité a un champ plus vaste, l’ARCEP ne s’intéresse qu’à la dimension technico-économique de ce principe. Les importantes questions liées à la protection des droits et des libertés sur internet ne relèvent pas de l’ARCEP.

2. Dans le champ relevant de l’ARCEP, ce principe a néanmoins un périmètre large et a vocation à s’appliquer, dans des conditions certes différentes, à l’ensemble de l’écosystème numérique et donc pas uniquement aux FAI, mais aussi aux FSL. Telle est la position prise par le législateur français, en transposant, en 2011, le cadre communautaire (3ème paquet télécoms) et en prévoyant que l’ARCEP pouvait être saisie, tant par les FAI que par les FSL, pour régler un différend, à propos de leurs relations techniques et tarifaires. L’ARCEP dispose à cette fin de larges pouvoirs afin de collecter des informations tant auprès des FAI que des FSL. Le Conseil d’Etat, saisi par des entreprises américaines, a rejeté leur requête et a confirmé l’étendue des pouvoirs de l’ARCEP en ce domaine, par sa décision du 10 juillet 2013.

3. Les relations entre les FAI et les FSL débutent au stade de l’interconnexion et se poursuivent dans l’acheminement du contenu ou du service jusqu’à l’utilisateur final. S’agissant de l’interconnexion, le principe de neutralité ne fait ni obstacle ni obligation à ce que celle-ci soit payante, ce qui est d’ailleurs fréquemment le cas. S’agissant de l’acheminement de l’information dans le réseau, il peut s’effectuer soit par le service général d’accès à internet, soit via un service spécialisé. Dans le premier cas, tous les contenus ou applications doivent être acheminés dans des conditions égales, selon la règle du best effort, sous réserve des mesures techniques nécessaires au bon écoulement général du trafic. Aucune discrimination n’est donc possible. En revanche, dans le cas d’un service spécialisé, les conditions techniques et financières sont fixées contractuellement entre le FAI et le FSL, notamment en vue d’assurer un certain niveau de qualité.

4. L’ARCEP veille au respect de ces objectifs :
– en assurant une surveillance du marché de l’interconnexion, notamment par des collectes semestrielles d’informations auprès des acteurs de ce marché (FAI et FSL) ;
– en mesurant, de façon périodique, la qualité du service général d’accès à internet, afin de s’assurer de son niveau et de son évolution ;
– ce faisant, en s’assurant que, grâce notamment aux investissements des opérateurs, l’existence de services spécialisés ne dégrade pas la qualité du service général d’accès à internet.

En résumé, le principe de neutralité n’est pas une religion qu’il faudrait vénérer ou combattre. L’action de l’ARCEP vise donc à donner une portée utile et pratique à ce principe dont les bases sont solides, en l’appliquant à tous les acteurs concernés, de façon proportionnée. Mais en ce domaine, comme dans beaucoup d’autres, la concurrence est le meilleur garant du respect de ce principe. En effet, sur un marché concurrentiel, l’utilisateur, dès lors qu’il est bien informé, peut choisir à la fois ses fournisseurs de contenu et ses fournisseurs d’accès.

Jean-Ludovic Silicani